Le western n’existe pas (2/3)

La Frontière Évoquée pour la première fois en 1893 par un jeune professeur d’histoire, Frederick J. Turner, la Frontière constitue « le point de rencontre entre le primitif et la civilisation ; elle est finalement un front pionnier qui avance dans un territoire vide »*. C’est tout d’abord un espace physique, matérialisable, topographique : les Appalaches, le Mississipi, les Rocheuses. La seule limite à l’expansion vers l’ouest est l’océan Pacifique. De la Déclaration d’indépendance en 1776 à l’intégration d’Hawaii au territoire américain en 1959, le territoire semble en perpétuel mouvement : l’achat de la Louisiane à la France en 1803, qui double la superficie de la jeune nation ; l’acquisition auprès de la Grande-Bretagne du vaste territoire de l’Oregon au nord-ouest en 1846 ; l’annexion du Texas la même année ; la guerre contre le Mexique puis l’obtention par la force de la Californie et de tout le Sud-Ouest, sans oublier la Floride, l’Alaska et l’achat Gadsden en 1853. L’expansion vers l’ouest se fait à coups de guerres, de traités, de transactions financières.

Cet espace, c’est la wilderness, terme très difficilement traduisible qui évoque à la fois les vastes étendues, la nature vierge, le sauvage, un nouvel Éden hors de la société des hommes que le président Thomas Jefferson se décide à explorer en finançant l’expédition de Lewis et& Clark dans le but avoué de découvrir le passage du Nord-Ouest qui les mènerait à l’océan Pacifique. La wilderness, c’est l’incarnation même du rêve américain.

La vision de Turner, affirmant que c’est grâce à leur ouverture vers l’Ouest que se sont constituées la démocratie et les grandes valeurs américaines, est à sens unique et laisse sur le bord de la route la femme, l’Indien, le Noir ; cette ouverture est uniquement blanche et masculine. Repousser la Frontière et conquérir l’Ouest est une épopée nationale dont la mission est civilisatrice : il s’agit de dompter d’immenses espaces vierges, de les défricher, de vaincre l’ennemi commun, l’Indien, et d’y introduire la loi dans le cadre le plus religieux qui soit. Horace Greeley, l’un des fondateurs du Parti républicain, l’avait annoncé dans un éditorial en 1865 : Go West, young man, and grow up with the country !

Mais à l’Ouest, dans ce nouvel Eden, l’espace est hostile car d’autres y vivent depuis des siècles. Dans la première moitié du XIXe siècle, pourtant, il est beaucoup plus utile d’être en bons termes avec les Indiens. Les échanges commerciaux, notamment autour de la fourrure, sont très lucratifs ; la guerre, beaucoup moins. Mais au sortir de la guerre de Sécession (1861-1865), et avec l’établissement d’une armée de métier, les relations se modifient pour le demi-siècle à venir : les colons, les cattle barons (les gros éleveurs de bétails) et les compagnies ferroviaires, appuyés par l’armée américaine, changent d’attitude. Le chemin de fer transcontinental (le Pacific Railroad) enrichit bon nombre de membres du Congrès. Il s’agit d’éliminer toute résistance le long du parcours sous la houlette d’un triumvirat d’« exterminateurs » (selon leurs propres termes) : les généraux Sherman, Sheridan et Dodge. Ce dernier, pourtant officier d’Abraham Lincoln pendant la guerre civile, propose même de capturer et d’asservir les Indiens en les obligeant à travailler sur la construction de la voie ferrée. Même si ce projet d’établir un nouveau type d’esclavage fut refusé, le Congrès ratifia une loi en 1871 pour mettre fin aux traités et à toute négociation avec les Indiens des Plaines, actant ainsi le début de l’extermination des Native Americans**. Comme l’a écrit l’historien Howard Zinn, « les gouvernements américains ont signé plus de 400 traités avec les Amérindiens et les ont tous violés, sans exception ».

Pourtant, le recensement décennal de 1890 établit qu’il n’y a plus de terres inconnues à explorer aux États-Unis ; la Frontière n’existe plus. Peu importe, le mythe est en marche et va perdurer de longues années. Les Américains aiment aujourd’hui encore à se référer à cet espace en perpétuel mouvement, qu’il soit terrestre… ou pas : en 1960, lors de son discours d’investiture, John Fitzgerald Kennedy utilisa le terme New Frontier pour définir les nouvelles ambitions américaines en termes d’économie, de guerre froide, de ségrégation… et de conquête spatiale. En 1893, pour Frederick Turner, l’Ouest était fini ; il ne faisait pourtant que commencer. Le mythe était déjà en marche, grâce à la littérature et au cinéma.


Romans et dime novels

La mythification littéraire du westerner a ceci de remarquable qu’elle se déroule de manière extrêmement rapide, et parfois même du vivant de ceux qui sont devenus des héros. En 1784, le premier pionnier à devenir une légende alors qu’à 50 ans, il se remettait à peine de la fin de la guerre d’indépendance, fut Daniel Boone (1734-1820). Par l’entremise de l’instituteur et auteur John Filson, cet explorateur devint un immense héros de la Frontière, capable d’exploits aussi extraordinaires qu’affronter seul de féroces Indiens ou se battre à mains nues contre un ours. Boone, qui qualifia lui-même ces aventures « d’histoires absurdes et ridicules » servit de modèle pour le trappeur solitaire, individualiste et courageux Natty Bumppo, dit Bas-de-Cuir, personnage central des romans de Fenimore Cooper et notamment du Dernier des Mohicans (1826). C’est sous la plume de cet écrivain de la côte Est, qui ne mit jamais un pied dans l’Ouest américain, que le western en tant que genre prit réellement naissance. Mais si le talent littéraire de Fenimore Cooper et, à sa suite, d’autres écrivains aussi célèbres que Mark Twain, fut fondateur, c’est l’éditeur Erastus Beadle qui, en inventant les dime novels en 1860, développa le mythe de manière spectaculaire.

Citons Christian Gonzalez : le dime novel « fut l’abécédaire du mythe. Cette littérature bon marché, naïve et bâclée, mais d’un lyrisme certain, se révéla extraordinairement efficace puisqu’elle jeta les bases de la mythologie du Far West telle qu’elle se transmettra ensuite au cinéma ». L’invention de la presse rotative à vapeur va bouleverser le développement de cette littérature populaire et néanmoins dégradée ; pour dix cents (soit un dime), les lecteurs pouvaient dévorer sur une centaine de pages, et en 30 000 mots maximum, les aventures de Daniel Boone, Seth Jones, Kit Carson ou Davy Crockett (qui au passage publia son autobiographie deux ans avant sa mort en martyr au fort d’Alam. Les éditions Beadle and Co vendirent plus de cinq millions de petits romans en cinq ans. Nous pouvons nous faire une idée de l’écrivaillon à la recherche de sujets pouvant faire fantasmer lecteurs à travers le personnage de W. W. Beauchamp dans Impitoyable de Clint Eastwood (Unforgiven, 1992). Dans notre histoire, il a les traits de Clemens Hettinger.

Le tournant décisif survint en 1902 avec la publication du roman d’Owen Wister, The Virginian: A Horseman of the Plains, qui rencontra un énorme succès éditorial, fut adapté cinq fois au cinéma et inspira une série télévisée diffusée pendant neuf ans sur NBC. Alors que dans les dime novels, le cowboy était dépeint comme un as de la gâchette sans foi ni loi, le personnage de The Virginian allait fixer pour les décennies à venir l’archétype du mythe de l’Ouest et la quintessence du héros américain.

La figure du cowboy tel que nous le connaissons s’impose à la fin du siècle lorsque l’on passe du livre à l’intervention en personne, vivante et authentique, d’un pionnier du Pony Express, ancien éclaireur de l’armée, et chasseur de bisons (4 280 selon son autobiographie), William Frederick Cody, plus connu sous le nom de Buffalo Bill (1846-1917). Ces intervention sont des exemples parfaits de de l’exagération à outrance et de la volonté de raconter l’histoire par le mythe. Héritier du westerner, des Kit Carson, Daniel Boone et autres Bas-de-Cuir, Buffalo Bill se met en scène au théâtre tout d’abord, puis dans de grandes exhibitions, à partir de 1883. Le Bill’s Wild West Show et ses 600 cavaliers (Indiens compris, dont le célèbre Sitting Bull) sillonnent tout le territoire (et même l’Europe et la France) et font à des spectateurs médusés la conquête de l’Ouest. L’image du cow-boy en est brouillée, car on ne sait plus si c’est la copie qui veut ressembler à l’original, ou le contraire. Le héros, ici, devient acteur de sa propre mythologie. C’est cette image qu’Hollywood reprendra.

Philippe Pelaez