Le western n’existe pas (3/3)

L’Amérique se met en scène

Accordons tout le mérite de la clairvoyance à Clint Eastwood lorsqu’il affirme que « l’Amérique n’a donné naissance qu’à deux formes d’art spécifiques : le jazz et le western ». Le western en tant que genre cinématographique n’est pas le relais entre le peuple américain et son histoire, mais la représentation qu’il s’en fait. Pourquoi ? Parce qu’il exalte les valeurs et vertus américaines : l’individualisme, mais aussi le communautarisme, la famille, le patriotisme, l’esprit d’aventure. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que ce genre connaisse un véritable essor à la veille de la Seconde Guerre mondiale, détrônant les films d’inspiration plus européenne (les films de cape et d’épée, notamment), et permettant au public américain de se tourner vers sa propre histoire.

Très populaire auprès des spectateurs pendant la période du cinéma muet, le western connaît un moment de déclin avec l’apparition du cinéma parlant, pour des raisons liées aux difficultés techniques des prises de son en extérieur. C’est Raoul Walsh qui, le premier réussit ce tour de force avec In Old Arizona (1928) ; et, trois années plus tard, La Ruée vers l’Ouest (Cimarron, de Wesley Ruggles, 1931) fut le premier western à gagner l’Oscar du meilleur film. Cantonné de manière quasi exclusive aux séries B tout au long des années 1930, le genre connut à nouveau un essor significatif en 1939 avec deux films : Le Brigand bien-aimé (Jesse James, d’Henry King), premier western en couleur, mais surtout un des classiques du genre, et La Chevauchée fantastique de John Ford (Stagecoach) avec en toile de fond, pour la première fois mais pas la dernière, l’extraordinaire décor naturel de Monument Valley.

Le western tire son essence d’une violence dictée par la nécessité, que ce soit l’affrontement (avec les Indiens ou pas), la vengeance, ou la survie. Il est également régi par des règles et des codes plébiscités par un spectateur de plus en plus exigeant. Relevons la ville et son centre vital, le saloon (où l’on sert exclusivement du whisky) ; le bandit ou l’élément perturbateur qui fait irruption dans la communauté ; le lynchage ; l’attaque du train, de la diligence, de la banque ; l’affrontement avec les Indiens ; la lutte entre le fermier et le riche éleveur de bétail ; le voyage ou l’expédition punitive (posse) ; le code vestimentaire, très clairement établi ; la musique ; et bien sûr le duel, final ou pas, qui constitue souvent le point d’orgue du film. Dans le magnifique et déroutant La première balle tue (The Fastest Gun Alive, de Russell Rouse, 1956), le spectateur attend tout le film que se déroule le duel entre George Temple (Glenn Ford), ancien pistolero devenu honnête commerçant, et le bandit venu le défier.

Le western en tant que genre cinématographie commence par déshumaniser l’Indien exactement comme le gouvernement américain l’avait fait. L’Indien est forcément anonyme, indifférencié, sans tribu ; il n’a pas d’histoire et peu importe qu’il soit Sioux, Apache, Comanche ou Navajo, sa représentation est la même : il est l’ennemi, celui qui faitobstacle à l’avancée des colons vers leur « destinée manifeste » qui est, sous la tutelle de Dieu, de conquérir l’espace situé à l’ouest des Appalaches dès la Northwest Ordinance de 1787. L’image de l’Indien ne changera vraiment qu’avec La Flèche brisée (Broken Arrow, de Delmer Daves, 1950).

Les femmes, elles, sont très présentes dans les westerns et même mieux mises en valeur que dans beaucoup de films hollywoodiens. Elles sont d’abord cantonnées aux rôles d’épouse fidèle et de mère respectable, de jeune fille vertueuse, ou de « filles de saloon », expression qui jette un voile de pudeur sur la prostitution. Elles représentent néanmoins un danger : le cow-boy qui tombe sous leur charme renonce à sa vie d’aventure et de solitude. La femme est ici semblable aux héroïnes des romans de Chrétien de Troyes et de la geste arthurienne : menacée, désemparée, elle a pour rôle de mettre en valeur la masculinité et le courage du cowboy qui vole à son secours. La fameuse phrase du réalisateur Anthony Man est explicite : « On ajoute une femme dans un western, parce que sans femme, un western ne marcherait pas ! » Les personnages féminins vont prendre plus de profondeur dans les années 1950, comme s’il fallait susciter l’antithèse de la pin-up glamour et souvent sans cervelle telle qu’Hollywood en produisait par dizaines. Le pantalon remplace la robe à crinoline, les cheveux sont attachés, et il n’est pas rare de voir la western girl manier le pistolet ou le fusil aussi bien que ces messieurs. Citons par exemple Joan Crawford, femme émancipée dans Johnny Guitare (Nicholas Ray, 1954), ou Barbara Stanwyck en cattle baroness dans Quarante tueurs (Forty Guns, de Samuel Fuller, 1957).

Si le pistolero, le bandit, le hors-la-loi remporte souvent les suffrages du public, la frontière entre l’homme de loi et le bandit n’est jamais très nette. Dans le magnifique et sous-estimé L’Homme aux colts d’or, d’Edward Dmytryck (Warlock, 1959), les habitants d’une petite ville, incapables d’y faire régner l’ordre, recourent aux services d’un pistolero (Henry Fonda) et de son inséparable compagnon infirme (Anthony Quinn). Le nouveau marshal débarrasse la bourgade de ses scories mais, comme il l’avait lui-même prévu et annoncé, la violence dont il est le dépositaire légitime provoque le rejet des habitants. Si l’Ouest est la terre de tous les possibles, le western est le lieu de toutes les transgressions. La seule différence entre le bandit et l’homme de loi n’est souvent que l’étoile accrochée au revers de la veste : dans Impitoyable, le shérif Little Bill Daggett, un ancien tueur, est aussi sauvage et cruel que les chasseurs de primes qu’il combat. Il devient, selon l’oxymore approprié, the good bad man.

Les mythes sont puissants et déforment la réalité : les frères James, Billy the Kid, Pat Garrett, tous meurtriers et voleurs, deviennent des icônes de la culture américaine. Le général Custer, massacreur en chef d’Indiens et responsable du désastre de Little Bighorn, est magnifié sous les traits d’Errol Flynn dans La Charge fantastique (They Died With Their Boots On, de Raoul Walsh, 1941), comme le fut le sadique Doc Holliday dans La Poursuite infernale (My Darling Clementine,de John Ford, 1946) et Règlements de comptes à O.K. Corral (Gunfight at the O.K. Corral, de John Sturges, 1957), incarné par Victor Mature et Kirk Douglas, dans le célèbre épisode de Tombstone. Le 26 octobre 1881, cette fusillade dura moins de trente secondes et, même si elle fut brève et sanglante, elle a peu de choses à voir avec la scène dépeinte dans de nombreux livres et films. Elle ne se déroula même pas à O.K. Corral mais sur un terrain voisin, et fut ignorée pendant 50 ans jusqu’à ce qu’un obscur écrivain, Stuart N. Lake, décide d’écrire la biographie de Wyatt Earp.


Conclusion

Pour un nombre non négligeable d’historiens, le western est un reflet de la société américaine, certains affirmant sans ambages que la violence qui sévit actuellement aux États-Unis n’est que l’héritage de la conquête de l’Ouest et de la Frontière. Pour d’autres, par contre, le territoire américain était plus civilisé et plus sûr au XIXe siècle qu’aujourd’hui. Selon le critique de cinéma André Bazin, « né de la rencontre d’une mythologie avec un moyen d’expression », le western sait également s’adapter à son époque : Le train sifflera trois fois (High Noon, de Fred Zinnemann, 1952) comme allégorie du maccarthysme, Soldat bleu (Soldier Blue, Ralph Nelson, 1970) ou Little Big Man (Arthur Penn, 1970) dénonçant la guerre au Vietnam. C’est l’épopée fondatrice de l’histoire américaine mais aussi un verre grossissant : le mythe du cowboy devient le symbole d’une liberté promise et chèrement acquise, aux dépens des uns et des autres. De l’aveu même d’Anthony Mann, l’un des réalisateurs les plus singuliers mais aussi les plus adulés du genre, « le western est une légende, et ce sont les légendes qui font le meilleur cinéma ».

Philippe Pelaez