Le western n’existe pas (1/3)

Cette phrase, volontairement provocatrice, pousse à faire la distinction entre l’histoire d’un pays, les États-Unis, et un genre cinématographique ; hors du grand écran, point de cow-boy  pourrait-on écrire. À la fin du XIXe siècle, et sous l’impulsion des dime novels (« romans populaire » ou « romans à quatre sous »), de la littérature et du célèbre Buffalo Bill, le westerner (« l’homme de l’Ouest ») devient le héros d’une légende nécessairement violente et fondatrice, celui de la société étatsunienne. Le cinéma prendra ensuite le relais : le succès phénoménal du premier western de l’histoire, Le Vol du grand rapide (The Great Train Robbery, d’Edwin S. Porter, 1903) donna l’impulsion première à un genre qui allait être le fil conducteur du cinéma américain, véhiculant sa propre morale et exaltant l’idéal de ce pays.


Devenir un mythe

Nous sommes dans une ville à la localisation imprécise. Un jeune diplômé en droit, Ransom Stoddard (joué par James Stewart), arrive dans la ville de Shinbone où un bandit notoire fait régner la terreur : Liberty Valance, symbole du mal absolu. Quelques semaines plus tard, et contre toute attente, le jeune avocat, tireur maladroit et pitoyable, abat le truand lors d’un duel pourtant perdu d’avance. Trente ans plus tard, Ransom Stoddard, devenu sénateur, revient à Shinbone pour assister à l’enterrement de son vieil ami Tom Doniphon. Devant des journalistes médusés, il révèle le mensonge sur lequel s’est bâtie son ascension dans les plus hautes sphères de la politique : ce n’est pas lui qui a tué Valance. Mais à la grande surprise du sénateur, usurpateur avoué, le rédacteur du journal brûle ses notes en déclarant solennellement : « Ici c’est l’Ouest, monsieur ; quand la légende devient réalité, on imprime la légende. »

Cette scène du film L’Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962) est révélatrice du mensonge nécessaire au processus de mythification qui a servi, et sert toujours, les intérêts de la jeune nation américaine. Le mythe est illusoire mais dans un pays qui a besoin de héros, il est nécessaire, à la fois pour se construire une identité et pour fournir des points de repères à une opinion qui en manque sincèrement. Il n’a pas pour but d’expliquer, mais de raconter une histoire qui va lier les membres d’une communauté en leur donnant des références communes.

Dans un texte resté célèbre*, Ernest Renan réfute l’idée selon laquelle une nation est avant tout une dynastie, mais défend au contraire l’idée selon laquelle elle est une « âme, un principe spirituel » dont l’essence est « que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses ». Gonflée d’un passé glorieux riche de souvenirs, l’histoire s’en trouve nécessairement mythifiée ; « l’oubli (…) et l’erreur historique sont un facteur essentiel de la création d’une nation ». Si l’héritage commun légitime le présent et fonde la solidarité, les petits arrangements avec l’histoire sont donc pardonnables.

Le mythe désigne ainsi un récit relatant des faits imaginaires, souvent d’origine populaire, mettant en scène des êtres imaginaires ou ayant une réalité historique mais dont les actions et traits de caractères sont déformés ou amplifiés par la légende*. La mythification serait donc l’aboutissement de l’aspiration au modèle parfait : celui du cowboy qui se voit attribuer le statut de héros par la légende, le mythe le transformant en représentation de plus en plus idéalisée au gré des dime novels, des romans de Fenimore Cooper ou de Mark Twain, des chansons et des films.


 Le cowboy

On affirme souvent, à raison, que les Etats-Unis sont une jeune nation qui manque cruellement de profondeur historique contrairement au vieux continent européen dont les Américains se sont émancipés, mais qui regorge, lui, de mythes antiques, d’épopées fantastiques et de légendes médiévales aussi foisonnantes que symboliques. L’Ouest devient un espace mythique aux limites imprécises, fluctuantes et fantasmées. Il est même plus que ça : c’est le mythe fondateur d’un peuple tel L’Illiade pour les Grecs, l’Enéide pour les Romains, ou la Bible hébraïque pour les Juifs.

Le cowboy devient ainsi un fantasme collectif, l’idéalisation du héros typique américain : impétueux, courageux, autodidacte, libre, menant une vie d’aventures et de frissons, en harmonie totale avec la nature. Le Westerner évolue dans un territoire considéré comme vierge et inexploré qui, comme l’état de nature chez Rousseau, est antérieur à la société : l’homme n’y est pas encore corrompu par la civilisation et la maîtrise de cet espace parfois hostile n’est guère différent de celui de l’apprentissage animal.

Quelques chiffres mettent à mal cette idée. Il est généralement admis que 25% des cowboys étaient des Afro-américains, et 15 à 18% des Mexicains. L’explication est simple, déjà par l’origine du mot. « Cowboy », ou « garçon vacher », provient du mot vaqueros, les bergers qui dès le XVIe siècle étaient chargés de garder les troupeaux de bovins amenés dans le nouveau monde par Francisco de Coronado en 1540 (nous en reparlerons dans la troisième partie de Six).  Armés seulement de leur lazo (le futur lasso), il devaient attraper les bêtes récalcitrantes en jetant leur corde pour encercler (rodear, qui donna le mot rodéo) la tête de l’animal. Ces bergers travaillaient dans des fermes appelées ranchos (ranch) ou dans des exploitations plus développées, les haciendas. Au contact de ces « vachers » mexicains et de leur savoir-faire, les colons américains perfectionnèrent leur technique. Mais point de Stetson vissé sur la tête, de six-coups à la ceinture, de carabine Spencer ou Winchester prête à être dégainée pour faire mouche au premier coup, non ; les cowboys étaient des garçons de ferme à la vie laborieuse, voir miséreuse, loin des standards emblématiques du héros de l’Ouest.

En 1860, à l’aube de la guerre de Sécession, l’état du Texas faisait partie de l’Union depuis quinze ans mais s’apprêtait à rejoindre la Confédération sudiste. Les Texans prirent les armes contre le Nord et devinrent ainsi dépendants de leurs esclaves (il y en avait environ 182 000 dans cet état en 1860) pour s’occuper des troupeaux et développer ainsi une grande habileté dans l’exercice. Ce sont ces mêmes esclaves, une fois affranchis après la défaite du Sud, que les propriétaires terriens furent obligés d’embaucher, leur permettant ainsi de gagner une certaine respectabilité. Ce métier n’était certes pas sans risques : les dures conditions de vie, le racisme, les escarmouches avec les Indiens qui défendaient leur territoire, les attaques de voleurs de bétail ; voilà le quotidien de ces bergers qui étaient chargés d’acheminer des milliers de têtes de bétail dans un immense et vaste territoire.

Le cheval d’abord, puis le train, en rétrécissant l’espace, permettent paradoxalement d’en accélérer l’expansion (il fallait débourser 1000 dollars en 1860 pour traverser le pays ; en 1880 cela n’en coûtait plus que 150). Comme le héros arthurien, le « Westerner » se déplace le long d’une limite mouvante qu’il contribue lui-même, par ses actes, à déplacer et à repousser sans cesse : c’est l’autre mythe, celui de la Frontière.

Philippe Pelaez