L’incorruptible et le serial killer (3/3)

LE TUEUR AUX TORSES

Au milieu des années 30, malgré la crise économique, la ville est en effervescence : il faut tout d’abord préparer la convention républicaine prévue l’année suivante afin de choisir le candidat qui fera face au président sortant Franklin D. Roosevelt. En 1936 doit également se tenir l’Exposition des Grands Lacs pour célébrer le centenaire de l’incorporation de la ville dans l’état de l’Ohio, et pour promouvoir l’industrie locale. Attractions, galeries d’art, jardins, ballets aquatiques sur le lac Erié : il faut être prêt car l’on attend des millions de visiteurs ; tout le monde s’affaire comme pour mieux oublier la paupérisation de la ville et les milliers de déshérités qui vivent dans les bidonvilles du sud-est, dans le quartier du Kingsbury Run.

Le Kingsbury Run s’étend sur le lit d’une rivière asséchée qui se jetait autrefois dans la rivière Cuyahoga ; c’est un ghetto à ciel ouvert, un enchevêtrement de tôles et de misère que les habitants des quartiers favorisés, par curiosité, viennent parfois observer du pont suspendu du Sidaway Bridge dominant les berges. C’est là que les États-Unis eurent leur Jack l’Eventreur, entre septembre 1934 et août 1938. Le « Tueur aux torses » (Torso Killer), parfois appelé « le Boucher fou du Kingsbury Run » (The Mad Butcher of Kingsbury Run) laissa au moins douze victimes, atrocement mutilées, dont deux seulement furent identifiées. Comme son tristement célèbre homologue anglais, il ne fut jamais arrêté par la police malgré les efforts, parfois spectaculaires, d’Eliot Ness.

Tout commence le 5 septembre 1934 lorsqu’un homme se promenant sur les berges du lac Erié, près du parc d’attraction de Euclid Beach, tombe nez à nez avec le corps démembré d’une femme sans tête ni bras et amputée au-dessous des genoux. La « Dame du Lac », puisque c’est le nom que lui donneront les policiers, ne sera jamais identifiée, et l’affaire vite classée, le décès remontant à plus de six mois d’après les conclusions du médecin légiste. Deux faits étranges, néanmoins : le corps a été découpé de manière chirurgicale et porte une étrange coloration rouge après avoir été traité chimiquement pour permettre une meilleure conservation en milieu liquide. Ce n’est que quelques années plus tard que la « Dame du Lac » sera considérée comme la première victime canonique (la « victime zéro ») du Tueur aux torses.

Le 23 septembre 1935, deux enfants s’amusant à monter et descendre le talus d’une colline découvrent, horrifiés, le cadavre d’un homme sans tête. Alertée, les policiers se rendent sur les lieux : à leur grande surprise, il n’y a pas un cadavre, mais deux, distants d’une dizaine de mètres l’un de l’autre. Ils sont dans le même état : décapités et émasculés. Seul le premier est identifié grâce à ses empreintes digitales : il s’agit d’Edward Andrassy, 28 ans, travaillant à l’hôpital de Cleveland dans l’aile réservée aux patients atteints de troubles psychiatriques. De l’aveu même de son père, Andrassy trainait avec des personnes peu respectables du « Roaring Third », un quartier chaud de Cleveland, et avait déjà eu affaire à la police pour plusieurs délits mineurs. Son corps a été nettoyé, vidé de son sang, et porte des marques de ligatures aux poignets. La seconde victime, un homme d’une quarantaine d’années, ne sera jamais identifié ; son cadavre est recouvert d’un produit chimique ralentissant la décomposition des corps : c’est le même que celui trouvé sur la « Dame du Lac ». La police est persuadée que les crimes ont été commis dans un autre endroit par un homme assez fort pour transporter les corps. Ils ont été découpés avec une précision chirurgicale par un individu connaissant parfaitement l’anatomie humaine ; mais à part ces éléments, aucune autre piste sérieuse.

Le 26 janvier 1936, alors qu’Eliot Ness vient tout juste d’accepter le poste de directeur de la sécurité de la ville, c’est une femme que l’on découvre découpée en morceaux. Les parties de son corps, soigneusement enveloppées dans du papier journal, ont été disposés dans deux paniers. La victime se nomme Florence Polillo, serveuse et prostituée occasionnelle ; comme les deux précédents cadavres, elle a été décapitée et sa tête ne sera jamais retrouvée.

Sous l’autorité d’Eliot Ness, les deux inspecteurs Peter Merylo et Martin Zelewski sont chargés de l’enquête, Merylo n’hésitant pas à se déguiser en clochard pour mieux se fondre dans le Kingsbury Run. Mais les cadavres s’entassent : en juin 1936, une nouvelle victime est découverte ; malgré la demi-douzaine de tatouages sur son corps, impossible de l’identifier. Eliot Ness décide de faire un masque mortuaire de la tête décapitée (d’autres masques seront moulés pour trois nouvelles victimes) et l’expose partout en ville ; rien n’y fait. Un nouveau cadavre en juillet, un autre en septembre, trois en 1937 et trois autres en 1938. La réputation de Ness est sérieusement mise à mal. Il décide de réagir le 18 août 1938, deux jours après la découverte des dernières victimes : vers minuit, aidé de 35 agents, il lance un raid sur le Kingsbury Run. Les policiers commencent à fouiller les « Flats » près de la rivière puis s’enfoncent dans le bidonville, cette « jungle de clochards », en saccageant les baraques, les tentes, les abris de fortune toute la nuit, sans relâche. A l’aube, n’ayant rien trouvé à part quelques sans-abris, Ness, frustré, décide de mettre le feu au Kingsbury Run tout entier, ce qui soulèvera l’indignation d’une grande partie de la presse et des habitants de Cleveland.

En juillet 1939, un maçon du nom de Frank Dolezal est arrêté par le shérif Martin O’Donnell. Dolezal est un ancien amant de Florence Polillo et connaissait également Edward Andrassy. Malmené pendant son interrogatoire (l’autopsie révèlera six côtes cassées), Dolezal avoue le meurtre de Polillo en plaidant la légitime défense ; quelques jours plus tard on le retrouvera dans sa cellule, pendu à un crochet de 1,70m de hauteur alors que Dolezal mesure… deux centimètres de plus.

De son côté, Eliot Ness est persuadé que le tueur n’est autre que le docteur Francis Edward Sweeney, chirurgien à l’hôpital Saint Alexis à la frontière du Kingsbury Run, et cousin d’un élu démocrate du Congrès américain. Sweeney, qui est un vétéran de la première guerre mondiale, est très apprécié pour sa disponibilité et son expertise médicale. Mais en 1936, c’est un homme que l’alcool a rendu très violent et que sa femme s’apprête à quitter. Son propre père a fini ses jours dans un asile, et Sweeney lui-même a parfois des accès de violence et de dépression qu’il attribue à la grave blessure à la tête reçue pendant la guerre, et qui lui donne droit à une pension d’invalidité. Interrogé pendant trois jours dans une luxueuse suite de l’hôtel Cleveland Eliot Ness, le chirurgien échoue par deux fois au test du polygraphe, mais les interrogatoires au détecteur de mensonges ne constituent pas à cette époque une preuve suffisante. Alors que Ness décide de placer le chirurgien sous une étroite surveillance, ce dernier, deux jours après l’interrogatoire, se fait admettre dans l’hôpital pour vétérans de Sandusky. De 1938 à sa mort en 1965, il ira d’asile en asile sans se priver de narguer Eliot Ness en lui envoyant des cartes postales toutes aussi confuses les unes que les autres. Le docteur Sweeney était-il le Tueur aux torses ? Toujours est-il qu’en 1938, les crimes cessent brusquement…

… OU PRESQUE

Quelques années plus tard, et jusqu’au début des années 40, d’autres corps décapités furent découverts dans les marais de Pennsylvanie. Le mode opératoire et les connaissances anatomiques du tueur amenèrent beaucoup de policiers, notamment Peter Merylo, à penser que ce meurtrier et le Boucher de Kingsbury Run ne faisaient qu’un. Le 21 décembre 1938, le chef de la police George Matowitz reçu une lettre postée de Californie : « Vous pouvez dormir tranquille car je suis parti sous le soleil de Californie pour l’hiver. J’ai eu des scrupules à tuer ces gens mais la science doit avancer (…).  Que signifie leur vie en comparaison des centaines d’autres corps déformés par la maladie ? Juste des cobayes trouvés dans la rue ; personne ne les regrettera si j’échoue. (…) Ils m’ont traité de fou et de boucher, mais la vérité sortira. Je pense que c’est mon devoir de disposer de ces corps comme je l’entends. Dieu ne les laissera pas souffrir« . Le raccourci est facile, mais nombreux sont ceux qui établissent un lien entre le Tueur aux torses et l’affaire du « Dahlia Noir » : la découverte en 1947, dans un terrain vague d’Hollywood, du corps coupé en deux d’une jeune actrice, Elizabeth Short, qui inspira à l’écrivain James Ellroy son roman The Black Dahlia.

En cette même année 1947, Eliot Ness échoua à conquérir la mairie de Cleveland. Alors qu’un journaliste lui demandait ce qu’il était arrivé au Tueur aux torses, Eliot Ness, sûr de la culpabilité du docteur Sweeney, répondit : « cette affaire a déjà été résolue. »