L’incorruptible et le serial killer (1/3)

Quelque chose de froid n’est pas uniquement un hommage aux films noirs américains des années 40 et 50, aux clairs-obscurs mâtinés d’expressionnisme allemand de Billy Wilder, John Huston ou Otto Preminger ; ce n’est pas seulement une ode à la « hard-boiled fiction » de Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou James McCain, non. Ce premier tome d’une trilogie qui vous emmènera des rives du lac Érié au désert du Nevada en passant par les marécages de Géorgie est une histoire d’hommes et de femmes impuissants face à leur destinée, incapables de rédemption, et terriblement lacunaires. Car il leur manque tous quelque chose, à ces Ethan Hedgeway, Victoria Jordan, Peter Merylo ou le pasteur Boggs : une jambe, une épouse, un visage, un coupable, la foi. Il nous a semblé intéressant de faire évoluer ces personnages si baroques dans un environnement ancré dans le réel – encré, devrais-je écrire, grâce au formidable talent de Hugues et aux couleurs si troublantes de Jérôme : le Cleveland des années 30, miné par la corruption, la Grande Dépression, et par les meurtres sordides d’un mystérieux tueur en série…

ELIOT NESS ET CLEVELAND

Lorsqu’Eliot Ness débarque à Cleveland en 1935, il est auréolé d’un titre de gloire : celui d’avoir, à 29 ans à peine, fait tomber Al Capone, le parrain de « l’Outfit », nom donné à la mafia de Chicago. En mai 1932, la nouvelle étoile montante des « G-men » (les agents du gouvernement) escorte le roi de la pègre de la prison du comté de Cook jusqu’au train chargé d’emmener « le Balafré » à la prison d’état d’Atlanta, puis plus tard à Alcatraz. Face à la presse qui l’interviewe sur le quai, Ness se montre modeste : son rôle et celui de ses agents « Incorruptibles » n’a été que la partie immergée de l’iceberg et la plus spectaculaire ; les vrais héros sont les agents du Trésor qui ont réussi à inculper Capone pour fraude fiscale.

Paradoxalement, la chute d’Al Capone (mais pas celle de l’Outfit de Chicago, déchiré par une guerre de succession), entraine chez Eliot Ness une forme de découragement et de mal-être. La lutte contre la contrebande d’alcool ne l’a jamais vraiment attiré ; à présent qu’il a réussi l’impossible, c’est-à-dire faire tomber l’un des chefs les plus puissants du crime organisé, il est touché par une forme de mélancolie, voire de dépression, ce qui lui arrivera régulièrement au cours de sa vie. Promu enquêteur en chef du Trésor à Chicago, Eliot Ness a envie d’autre chose, surtout avec la fin de la Prohibition qui est actée le 5 décembre 1933 ; il veut rejoindre le Service d’enquête du gouvernement, le réputé « Division of Investigation » qui ne s’appelle pas encore le FBI. Malgré la lettre de recommandation du juge fédéral George E.Q. Johnson, c’est un échec : le chef de la Division, un certain J. Edgar Hoover, refuse poliment ses services. Non qu’Eliot Ness manque de qualifications, mais parce que son charisme et sa popularité pourraient faire de l’ombre à celui qui allait diriger d’une main de fer le Federal Bureau of Investigation jusqu’à sa mort en 1972. Ainsi, lorsque le maire de Cleveland Harold Burton lui propose de devenir le nouveau chef de la sécurité de la ville, Ness saute sur l’occasion. Le salaire reste le même (38 000$ par an), mais l’aventure promet d’être plus excitante.

Cleveland est une ville de 900 000 habitants dont les deux-tiers sont d’origine étrangère : Russes, Polonais, Italiens, Mexicains, tous ont contribué à faire de « The Forest City » une ville à l’industrie florissante et l’une des plus dynamiques, culturellement et économiquement, du pays. Mais en 1935, Cleveland, qui a été frappée de plein fouet par la Grande Dépression, connait un déclin sans précédent ; les « Hooverville » (du nom du Président américain incapable d’apporter une solution à la crise), ces bidonvilles accablés par la misère et la famine, poussent un peu partout ; le taux de criminalité de Cleveland est l’un des plus élevés des États-Unis. La police locale est gangrénée par la corruption tandis que le crime organisé, lui, continue de prospérer grâce aux paris, aux jeux illégaux et à la contrebande d’alcool toujours très active en raison des fortes taxes locales. Engagé comme directeur de la sécurité par le maire Harold Burton, Eliot Ness est chargé de nettoyer la ville et d’assainir une police corrompue. Ce qu’il fait avec succès : quinze officiers seront jugés et deux cents autres agents obligés de démissionner. Mais Ness ne débarrasse pas pour autant Cleveland de la pègre qui règne de main de maître sur la ville qui est, par sa taille et sa population, la cinquième des États-Unis. Située tout au nord du pays, au carrefour des Grands Lacs, elle offre une position stratégique : il suffit de traverser le lac Erié pour atteindre le Canada qui offre des opportunités à la mafia pour toutes sortes de trafics, et notamment celui de l’alcool.