L’enfer dans son âme (3/4)

Naviguant avec difficultés dans un monde d’adultes, malheureux dans un mariage que, semble-t-il, il ne consomma jamais, Barrie préférait mille fois la compagnie des enfants, et notamment les cinq garçons Llewelyn, ce qui lui valu – et lui vaut encore – quelques soupçons idiots. Mais si le personnage est insouciant, ni l’auteur ni l’œuvre ne le sont. Peter Pan est le récit de la perte, de l’angoisse et de la mélancolie. Les rêves de Peter, comme ceux de son auteur, sont « douloureux »; l’oubli, ou plutôt la volonté d’oublier, est le moyen pour ce personnage incapable de compassion ou d’empathie d’évacuer une réalité insupportable. Le dramaturge George Bernard Shaw eut une terrible phrase au sujet de l’auteur de Peter Pan : « Barrie abrite l’enfer dans son âme ».

Quel enfer ? Barrie fut doublement marqué au fer rouge par la mort de son frère David dans un accident de patinage, la veille de ses 14 ans3, le 28 janvier 1867. Mais le futur écrivain, âgé alors de 6 ans, fut moins accablé par la perte de son ainé que par le chagrin de sa mère, Margaret Ogilvy, allant jusqu’à imiter son frère et porter ses habits pour adoucir la peine de celle qui allait quand même le rejeter. S’identifiant complètement à son frère, le jeune James vécu dans la hantise de dépasser l’âge fatidique de treize ans.

Plus tard, l’attachement de Barrie pour les cinq fils d’Arthur et Sylvia Llewelyn Davies (cousins de Daphné du Maurier) est très connu; il avait fait leur connaissance dans les jardins de Kensington alors qu’il promenait Porthos, son énorme Saint-bernard. Mais on sait moins (car cela gâcherait le mythe) que le père des garçons fut très vite agacé par la présence envahissante de l’auteur, allant même jusqu’à déménager en 1904 pour soustraire sa progéniture à l’influence grandissante de Barrie. Sa progéniture, mais aussi sa femme: n’avait-elle pas passé, avec son fils Michael, une semaine à Paris deux ans plus tôt avec l’auteur de Peter Pan ? Le même qui délaissait régulièrement sa femme, l’actrice Mary Ansell dont il divorça rapidement ?

« La mort doit être une formidable aventure ! », annone sans cesse Peter Pan; on pourrait être prompt à voir une « malédiction Barrie ». Arthur mourut d’un cancer de la mâchoire en 1907, et Sylvia d’un cancer des poumons en 1910.  Barrie devint le tuteur des enfants qui connurent, pour trois d’entre eux, un sort peu enviable. George, tout d’abord, qui mourut en 1915 en Flandres. Michael, la personnification de Peter Pan (à moins que cela ne soit le contraire), fut l’objet de la passion dévorante, mais platonique, de Barrie. Il mourut noyé à l’âge de 21 ans avec son ami proche, probablement son amant, Rupert Buxton, dans des circonstances peu claires. Il est toujours difficile d’établir aujourd’hui si ce fut un accident ou un suicide. Quant au dernier, Peter, hanté toute sa vie par son prénom qui inspira J.M. Barrie et qui lui avait apporté « plus de chagrin que de joie », il se jeta sous un train en 1960. Après David, George, Michael, il fut le dernier garçon perdu.


Michael Llewellyn Davis, photographié par Barrie