Une purgation des émotions (2/4)

Quelle est la part d’ombre que l’écrivain dévoile, à dessein ou malgré lui, à travers ses personnages, ces « egos expérimentaux » comme les qualifie Milan Kundera ? Dans L’art du roman, l’écrivain tchèque assigne au récit la fonction, pour l’auteur, de sortir de sa propre vie : « les personnages de mon roman sont mes propres possibilités qui ne se sont pas réalisées. C’est ce qui fait que je les aime tous et que tous m’effraient pareillement. Ils ont, les uns et les autres, franchi une frontière que je n’ai fait que contourner. »

Peter Pan fut-il le miroir de James Matthew Barrie, et l’objet d’une catharsis (cette « purgation des émotions » selon Aristote) permettant  à son créateur d’évacuer sa frustration de ne s’être jamais accompli en tant qu’adulte ? Un auteur qui aurait pu crier, tel Flaubert et son affirmation apocryphe sur sa madame Bovary, « Peter Pan, c’est moi ! ».

Quintessence du culte victorien de l’enfance, le garçon qui ne grandit pas naît en 1902 dans le roman Little White Bird : c’est un bébé âgé de quelques semaines à peine. Cette première apparition, dans cinq chapitres seulement (sur les vingt-six que compte le livre) est brutale, terrible, et annonce le personnage à venir :

« Je veux à présent revenir pour toujours auprès de ma mère ! »

(…) Il avait fini par être pressé, parce qu’il avait rêvé que sa mère pleurait, et qu’il connaissait le motif de son chagrin; un câlin de son merveilleux Peter la ferait bientôt sourire. Oh ! Il en était sûr, et il était si pressé de se blottir dans ses bras que, cette fois, il vola tout droit vers la fenêtre qui était toujours ouverte pour lui.

Mais la fenêtre était fermée, et on y avait mis des barreaux; en regardant à l’intérieur, il vit sa mère qui dormait paisiblement, en tenant dans ses bras un autre petit garçon. Peter appela, « Maman, Maman ! » mais elle ne l’entendit pas. Il martela en vain les barreaux de fer de ses petits bras. Sanglotant, il dut revenir vers les jardins, et plus jamais il ne revit sa mère chérie. 1

La rupture est brutale, définitive : Peter est orphelin, dès sa naissance, mais cette blessure sera la première et la dernière. Il refusera de devenir un adulte et d’accumuler, de subir, les traumatismes de la vie. Il est le symbole même de l’insouciance, du plaisir, de l’immortalité : je suis la jeunesse, je suis la joie !

Une certitude s’impose alors à nous : il y a plus de Peter Pan dans James Barrie, que de Barrie dans Peter Pan. L’auteur écossais était de petite taille, avait une voix claire et une pilosité peu développée; de son propre aveu2, l’auteur écossais entendait « rester un enfant ».

1. JM Barrie, Little White Bird; or, Adventures in Kensington Gardens, Kindle Editions, 2012, 362 pages (ma traduction).
2. dans ses notes pour le programme de Peter Pan, en représentation à Paris en 1908.