La peur de l’An Mil

Seul texte de référence du Moyen-âge, la Bible installe, dès l’Apocalypse de Saint Jean, la bête malfaisante et vicieuse, le monstre allégorique et symbolique.  Car c’est bien de didactisme qu’il s’agit ; le monstre, accaparé et diabolisé par l’Église, va servir à cette dernière pour propager son message moral avec une arme très persuasive : la peur.

Laissons de côté la peur de l’An Mil, grande supercherie inventée à la Renaissance : les gens, pour la plupart illettrés, n’avaient aucune conscience de l’année en cours, encore moins du siècle dans lequel ils vivaient. La peur fut entretenue à dessein par l’Église : peur du péché et du châtiment, peur de la mort, peur d’un Enfer peuplé de créatures infernales, tel qu’il fut présenté dans L’Apocalypse de Paul, La Divine comédie de Dante ou Les Visions du chevalier Tondal. Le contexte politique et social s’y prêtait : guerres, famines, épidémies, envahisseurs… Il fallait avoir peur du Juif, de l’Hérétique, du Lépreux. Pour Nietzsche, le raccourci fut évident : cette peur omniprésente et cet instinct de faiblesse firent le succès des religions.

Il faut à présent apporter les nuances nécessaires : si l’homme du Moyen-âge naît avec la peur, il vit dans une angoisse qui porte en elle un facteur d’incertitude et d’indicible. Les philosophes Kierkegaard et Sartre se sont d’ailleurs interrogés sur la différence fondamentale entre angoisse et peur : la première est une émotion, la seconde un sentiment, selon la distinction opérée par Freud (métaboliquement, d’ailleurs, le corps ne réagit pas de la même manière). Dans le cas de la peur, le danger est identifié, prégnant, proche, imminent. Il déclenche un instinct de survie : je pense, donc je suis ; j’ai peur, donc je fuis. L’angoisse, comme l’a écrit Heidegger, « ne sait pas ce dont elle s’angoisse ». C’est une peur indéterminée ne faisant référence à aucun élément clairement identifié. On a peur de mourir, mais on angoisse de savoir comment.

Le Moyen-âge, avec sa cohorte de loups, dragons et griffons, son cortège d’aspics, basilics et autres harpies enfante une esthétique durable, car il faut alors imaginer un danger qui n’est pas identifiable, et mettre des images sur l’indicible, des images qui frappent l’inconscient collectif beaucoup plus que la parole. L’angoisse a disparu ; nous avons basculé dans la terreur.