Destins compromis (3/3)

Cette culpabilité est indissociable de la guerre, car le soldat est coupable de tout : coupable d’attaquer, de se défendre, d’abandonner sa famille, ou de revenir vivant alors que tant d’autres ont laissé leur vie sur le champ de bataille. Une mythologie se met en place dans les sociétés d’après-guerre : on met en valeur l’entrain du jeune appelé qui part à la guerre la fleur au fusil (les affiches de 14-18 sont très révélatrices), la figure christique et sacrificielle du soldat qui donne sa vie pour son pays. Toute une rhétorique romantique se développe pour donner du sens à la mort de masse, en attendant les célébrations et les monuments érigés à la gloire des héros. De ce mythe, le soldat survivant, traumatisé, en est irrémédiablement exclus, ignoré par les autres, car incompris. Gloire à l’autre, à celui qui est mort au front et que l’on ne rend pas seulement à sa famille, mais à la nation toute entière. Celui-ci n’est pas une victime : la mort est dans le contrat que l’on passe avec l’armée. La guerre est belle, vive la guerre.

S’il y a parfois une culpabilité vis-à-vis de sa foi religieuse, les intenses opérations de propagande menées par l’armée, rendent le meurtre légitime, vertueux, mais aussi impersonnel : on ne fait qu’obéir à un ordre, et l’ennemi est nécessairement coupable… d’être un ennemi. Lorsque l’exaltation patriotique tourne à plein régime, le « meurtre en commun » (7) se justifie, et se justifie d’autant plus lorsque l’on veut venger ses camarades victimes des exactions ennemies (8). Alors, faut-il croire, comme Emmanuel Kant, que la guerre crée plus de méchants qu’elle n’en supprime? Certains hommes sont plus aptes au meurtre que d’autres, et assassinent avec beaucoup moins de scrupules : les commandos du sudiste William Quantrill pendant la Guerre de Sécession, les nettoyeurs de tranchées en 14-18 (le Capitaine Conan de Roger Vercel (9)), les Einsatzgruppen en 39-45, le commando de chasse P16 en Algérie… la liste est longue. Regroupés en sections spéciales, ce sont la plupart du temps des criminels en sursis qui devancent l’appel; il faut se souvenir que les Kapos des camps de concentration étaient des prisonniers de droit commun.

Brutalisation (10) de la société, brutalisation des hommes. Le retour du soldat à la vie civile, dans une société qui l’a oublié, s’apparente souvent à un chemin de croix. Il peut y avoir le ressentiment de la défaite, comme celui des Allemands vis-à-vis de leurs généraux après l’armistice de 1918; l’injustice que l’on éprouve face à l’indifférence, voire la défiance des autres. Mais parfois, c’est une autre culpabilité, beaucoup plus dérangeante, et autorisée en temps de guerre seulement, qui tourmente les vétérans :  celle d’avoir pris du plaisir à tuer.

1: Ernest Hemingway, « Un soldat chez lui », Paradis Perdu, Gallimard, Folio, 1972

2 : Erich Maria Remarque, À l’Ouest, rien de nouveau, Le Livre de Poche, 1973

3 : Herman Melville, Battle-Pieces and Aspects of the War: Civil War Poems, Da Capo Press, 1995

4 : pas uniquement au cinéma; n’oublions pas le théâtre avec l’acclamé Tambours dans la nuit de Bertolt Brecht.

5 : voir Benjamin Stora, Imaginaire de guerre, La Découverte, 2004

6 : Louis Crocq, Les traumatismes psychiques de guerre, Odile Jacob, 1999

7 : Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, Folio, 2003

8 : Dans un article remarquable, Louis Crocq donne des exemples édifiants des guerres d’Indochine et d’Algérie. « La culpabilité du soldat occidental », Revue des Deux Mondes, mars 2011.

9 : Roger Vercel, Capitaine Conan, Albin Michel, 1934 – adapté au cinéma par Bertrand Tavernier en 1996.

10 : concept de George Mosse, cité par Antoine Prost in « Les limites de la brutalisation », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2004/1 n°81.